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Mérite, tactique et cynisme

27 Septembre 2009 , Rédigé par R.Baggio

« On méritait de gagner ; ils ont triché ; on s’est fait voler. » Lancinante rengaine du perdant, ce chant du cygne déplumé résonne assez régulièrement dans les vestiaires larmoyants des stades de football français chaque année. « On était plus fort ; on a mieux joué ; ils ont refusé le combat loyal ; ils ont fermé le jeu » couronne en général l’argumentaire du vaillant perdant déconfit. C’est l’opposition entre l’esthète et le sobre, entre la courbe et la droite, entre le paon et le renard. C’est l’expression de l’incompréhension entre deux systèmes différents, habituellement nommés spectacle et efficacité. En football idéal, seule l’équipe qui proposerait ce que d’aucuns appellent le beau jeu remporterait les trophées les plus prestigieux. Nul n’oserait contester la suprématie artistique et esthétique du vainqueur, qui réunirait donc toutes les qualités du monde, et tutoierait la perfection.

Herrera, Rocco et leurs successeurs ont complexifié à jamais le monde du football, et réfuté par les faits l’idéal mort-né du football spectacle, au sens commercial du terme. Ils ont démontré que gagner n’était pas qu’une affaire d’apparat, ni d’entrechats, mais avant tout d’organisation, d’intelligence, et de maîtrise collective. Ils ont transformé un jeu en sport, des éructations en réflexions.

 

Reste que le mérite est toujours au centre des débats d’après-match, sans qu’en soit jamais rappelée la valeur subjective. Le mérite joue sur le terrain de la morale, de la dignité, des valeurs. Valeurs qui seraient universelles, uniformes, et incarnées par un style de jeu donné, sans que quiconque puisse en expliquer la raison ou l’origine. Délicieuse arnaque que cette auto-appropriation de l’éthique et de la légitimité, sans fondement rationnel ni crédible. Le recours à l’argument suranné du mérite sert trop souvent à masquer amertume et frustration, à éviter l’aveu de faiblesse, dans un ultime élan d’orgueil qui ne trompe personne. Le mérite serait l’application d’un football débridé, où l’effort physique serait roi, et la prouesse technique couronne. Le mérite serait étroitement lié à une volonté de ce qu’on appelle bien souvent « faire le jeu », à une prise de risques affichée, à une domination territoriale, à la possession du ballon. A la question pertinente « dans quel marbre est-ce gravé », personne n’a jamais pu répondre.

 

Les maîtres tacticiens italiens des années 90 n’ont cessé d’entendre l’argument du mérite dans la bouche des adversaires vaincus. Les Trapattoni, Capello, Lippi, façonnèrent des collectifs performants, efficaces, mais trop souvent victorieux pour que l’intelligentsia leur accordât en plus le mérite. Il était inacceptable de sortir à ce point des sentiers battus, et de pousser l’insolence jusqu’à défaire une à une des équipes toutes plus méritantes les unes que les autres.

Ce qu’oublient trop souvent les défenseurs de cette déontologie de circonstance, c’est que le football est un sport qui fait la part belle à une composante passionnante : la tactique. Qui dit tactique dit stratégie, plan et organisation rationnelle pour parvenir à un résultat. En football, cela consisterait par exemple à maîtriser les zones de vérité au bon moment, à définir des temps de jeu, à associer des joueurs complémentaires seyant à un système et à des consignes propres à ce système. De tels paramètres ne sont intégrés que de façon très incomplète la plupart du temps, car une tactique trop parfaite aurait, dit-on, pour néfaste conséquence de brider certains talents. L’aspect tactique le plus souvent négligé, car jugé destructeur de spectacle, est incontestablement la défense. Tradition italienne depuis des décennies, la défense est le gros problème du football commercial de ces dernières années, pour plusieurs raisons : elle est difficile à construire, un obstacle aux scores fleuves, et une entorse au règlement du football méritant. Construire une équipe autour de sa défense, et privilégier – sacrilège – la défense à l’attaque, comme la Grèce en 2004, est tactiquement payant si les joueurs correspondent au projet, mais provoque invariablement railleries, huées, et recours à l’argument du mérite. C’est le PSG-Milan de 95, le Nantes-Juve de 1996, ou le Marseille-Parme de 99. Au chaleureux entrain français, les Italiens ont opposé leur culture du résultat, jugée froide et sans saveur. Par qui ? Par les perdants, pardieu. Ce football pensé fait peur. Pire, il est même renié par ceux qui l’empruntent à l’occasion. Dix ans après une victoire très italienne de la France en Coupe du Monde, les spécialistes français du ballon rond préfèrent toujours la France de 82, et ne reconnaissent que du bout des lèvres les mérites de l’équipe de Jacquet.

 

Au soir du match nul de la Squadra Azzurra contre les Etats-Unis en 2006, le capitaine italien Cannavaro déclara qu’il était temps de revenir aux grands principes historiques du calcio : défense, tactique, et cynisme. Il fut écouté, avec le succès que l’on sait, mais cette anecdote illustre bien une certaine conception du football, qui voudrait que le jeu ne soit plus une fin en soi, mais un moyen calibré, géré, pour atteindre le seul et unique but valable : la victoire. Les grands principes du football de plage sont ainsi renversés : le maître tacticien a bien compris qu’il fallait viser l’utile, le fonctionnel, et ne prendre le ballon des pieds de l’adversaire que pour en faire quelque chose. Le premier grand objectif est de préserver son propre but, puis de surprendre – une fois suffit – l’adversaire au moment opportun. L’action d’éclat n’apparaît que pour servir une cause, et non plus pour épater la galerie. Le mérite revient au vainqueur, et seulement au vainqueur, qui a su grâce à ses talents, mais également à son intelligence tactique, maîtriser les débats. Les gémissements de l’opposition dépucelée n’ont aucun effet sur le tableau d’affichage, et ça, les Italiens l’ont compris avant tout le monde. Peut-être faut-il y voir une résurgence du célèbre esprit de conquête romain de l’Antiquité.

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La sélection du peuple

6 Septembre 2009 , Rédigé par R.Baggio

  A moins d’un an de la Coupe du Monde, il convient de s’interroger sur les raisons qui poussent les peuples à se passionner pour les compétitions internationales, plus que pour les compétitions de clubs. En effet, il suffit de sonder les gens pour se rendre compte que, passé vingt ans, seuls les mordus de football persistent à suivre l’intégralité des matchs, toutes compétitions confondues. Le travailleur quadragénaire, qui, dans l’absolu, n’aime pas moins le football que son fils de douze ans, n’a cure des Nancy-Boulogne, des Siena-Catania, ou encore des Bolton-QPR. Il pourra, si son emploi du temps le lui permet, se laisser bercer par une soirée de Ligue des Champions de temps en temps, mais l’intérêt suprême ne germe qu’une fois tous les deux ans, au mois de juin, lorsqu’un pays entier s’arrête de tourner pendant une heure et demie tous les trois jours, adoptant ainsi le rythme de son équipe nationale. Même les Anglais, pourtant religieusement attachés à leurs clubs de cœur, reconnaissent vibrer avec une intensité supérieure lorsque le God Save The Queen précède un match du onze de la rose. La réussite nouvelle de leurs clubs désanglicisés en Ligue des Champions n’est finalement qu’un refuge, permettant, tel le lot de bières du samedi soir, d’oublier les déboires récurrents de leur sélection. Quelles sont les raisons de ce surplus de passion pour les équipes nationales ?

 

  L’un des premiers arguments communément avancés est la rareté des grandes compétitions. Il faut reconnaître que, la Coupe du Monde et le Championnat d’Europe n’ayant lieu que tous les quatre ans, le spectateur n’a guère l’occasion de se lasser ou d’avoir des états d’âme. Cette rareté tranche singulièrement avec la monotonie des matchs du weekend, sorte de routine de plus en plus fade, à part peut-être en Angleterre. D’aucuns diront que la période estivale est plus propice également aux pics d’audience et à l’excitation des sens, même si les mois de juin et juillet sont aussi, par exemple,  ceux des examens. Le barbecue familial sur la terrasse un soir de finale laisse toutefois augurer de joyeuses perspectives, et fait partie des grandes habitudes folkloriques du supporter de football moyen.

 

  La notion de communion nationale est fréquemment dépeinte comme l’un des atouts les plus saillants d’une grande compétition. L’idée que toute une ville, tout un pays, tout un peuple, partage les mêmes attentes, les mêmes émotions, les mêmes espérances, l’espace de quelques semaines, confère à cette vitrine du football un aspect unique, que peu d’autres événements peuvent reproduire. C’est le sentiment de pouvoir dialoguer avec toute la rue sur le chemin de la boulangerie, en sachant que le boulanger lui-même portera le maillot adéquat, et vous proposera gracieusement son équipe type en vous donnant votre baguette. La possibilité de croiser un amas de personnes agglutinées devant un écran dans une université, une Fnac ou un supermarché, captivées par le même événement que vous, demeure assez insolite et particulière. C’est à la fois l’expression d’une agitation hors norme, et la pause salvatrice d’une société en manque. C’est la résurgence d’un désir de partage, enfoui dans les abysses du quotidien ; et c’est surtout l’expression – certes temporaire – d’une joie de vivre et d’une allégresse ressenties par tous au même moment.

 

Le concept de sélection reste au centre de l’attachement des peuples à leurs équipes nationales. Une sélection, c’est par définition la réunion sous le même maillot des meilleurs joueurs d’un même pays. C’est le principe d’excellence, le label rouge du football, qui fait renaître chez chaque individu le sentiment d’appartenir à une même entité, d’être représenté dans son équipe nationale, pour faire valoir les caractéristiques inhérentes à sa propre société. On parlera facilement, et non sans raisons, d’une Allemagne valeureuse, d’une Italie calculatrice, d’un Brésil flamboyant, etc. Chaque équipe nationale incarne les valeurs d’un pays et de ses habitants, qu’elle représente avec fierté. Il y a bien une volonté d’être le meilleur, de surpasser l’adversaire, mais dans un esprit pacifique. Le match Iran-USA de 1998 fut, de ce point de vue, un symbole fort. Les « ennemis » Marseillais et Parisiens, Barcelonais et Madrilènes, Intéristes – ah non, pardon – et Turinois, se retrouvent ensemble avec le même maillot sur les épaules pour allier compétences et talents et faire aboutir un projet. Le concept est basique mais fort.

 

Le prestige d’une Coupe du Monde est inégalé, inégalable, et vraisemblablement unique en son genre, tous sports confondus. Les exploits d’un Pelé ou d’un Maradona sont dans les mémoires ad vitam aeternam, et le trophée en or massif reste le graal de tout joueur de football professionnel. Les joueurs s’y préparent avec soin, quitte à lever le pied en club, afin d’être prêts le jour J, car l’opportunité ne se présente qu’une fois tous les quatre ans. Pour les joueurs comme pour les supporters, c’est l’occasion à saisir, l’événement majeur, la chance de se hisser au sommet du football mondial, et de passer à la postérité.

 

Les équipes nationales sont, de surcroît, dénuées des maux qui gangrènent le football d’aujourd’hui : pas de transferts coûteux, pas de dettes, pas de salaires astronomiques. En sélection, ne comptent que le talent et le rendement. Il est toujours possible d’évoquer les primes ou les sponsors, mais tout ceci semble bien léger face aux frasques d’un Real, d’un Chelsea ou d’une Inter. Le joueur ne se rue pas vers le club le plus offrant, mais se borne à servir la cause d’un pays auquel il est fier d’appartenir, et qu’il veut faire briller sur la scène internationale. Le jeu pratiqué est intrinsèquement lié à la culture du pays concerné, et pas aux soubresauts de présidents milliardaires.

 

En bref, la sélection redonne des lettres de noblesse à un sport en chute libre, et reste la seule référence fiable dans le football actuel. Il n’est donc pas surprenant que les peuples l’aiment tant, et que les agents d’un football mondialisé ne soient pas encore parvenus à l’éliminer, malgré les espaces de plus en plus restreints qui lui sont alloués. Il y a fort à parier que les audiences records et l’argent qui en découle soient l’unique raison de la survie des équipes nationales. Comme quoi, même indirectement, le peuple a toujours le dernier mot.

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