Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Une question de temps

25 Juillet 2022 , Rédigé par R.Baggio

En ce temps-là, Mammon dit à ses disciples : il était un monde de progrès ; un monde d’harmonieuse mixité, de joyeuse confusion et de patrimoine en sempiternelle reconstruction ; un monde de déplacement et de consommation instantanés, auquel nul n’échappait, même les pauvres, bien qu’ils n’en fussent jamais bénéficiaires. En somme, il était un monde où la minorité imposait à la majorité une culture de la jouissance immédiate à géométrie invariable.

Le petit peuple majoritaire avait beau clamer son attachement viscéral à ses racines, à ses coutumes, à sa terre, à son indépendance ; des petits hommes gris lui rappelaient sans cesse, ad baculum, qu’il était impératif de substituer à ces considérations rances et nauséabondes la seule vertu progressiste autorisée dans le monde moderne : consommer, et consommer vite.

 

Le lecteur averti établira d’emblée le lien entre ce préambule et la situation actuelle du football mondial en général, italien en particulier. Si le vingtième siècle permit l’existence d’un football des cultures enracinées, le vingt-et-unième les abrogea pour laisser place au football apatride, aculturé, exclusivement pécuniaire, dont l’aboutissement sera vraisemblablement, à terme, la concrétisation du projet Superligue. Paradoxalement, la résistance provisoire de quelques grands clubs séculaires, comme le Milan, le Bayern ou le FC Barcelone, aura quelque peu retardé la victoire totale du football à courte vue, dit moderne, sur son grand rival. En d’autres termes, le football du temps court aura dû patienter quelques années pour s’institutionnaliser.

 

Tout lecteur averti le sait bien : patience est de facto requise pour permettre aux jeunes talents de faire leurs gammes au contact de l’équipe première, de la compétition, et d’adversaires chevronnés. D’un pianiste débutant est rarement exigée la maîtrise du troisième mouvement de la Sonate au Clair de Lune de Beethoven ; à l’étudiant en architecture n’est pas non plus confiée la maîtrise d’œuvre d’un musée ; au journaliste à peine diplômé n’échoit jamais la direction d’une rédaction ; et pourtant, le travail et l’expérience permettent à chacun d’atteindre ces objectifs, au gré d’étapes qui forgent des compétences. Or, le football dit moderne ne donne que trop rarement aux jeunes du cru le temps de franchir sereinement ces étapes. En Italie, le primaverino doit être au niveau du titulaire qu’il remplace dès son deuxième match, s’il ne veut pas être transféré à la première occasion. En témoigne le temps de jeu accordé à Daniel Maldini la saison dernière : 143 minutes, un peu plus que les 91 minutes concédées à Lorenzo Colombo la saison précédente, avant l'enchaînement des prêts. En 2007/2008, Alberto Paloschi n’avait pu s’exprimer que pendant 274 minutes. L’année suivante, Matteo Darmian entra en jeu à trois reprises, pour un total de 37 minutes sur le terrain, avant d’être prêté à Padova, puis vendu à Palermo. Au même poste, dix ans plus tard, Raoul Bellanova s’assit cinq fois sur le banc sans jamais entrer en jeu. Matteo Pessina, champion d’Europe 2020, eut aussi droit à sa série de prêts pendant deux ans avant sa cession à l’Atalanta pour 1,78 millions en 2017. Quant à Alessandro Plizzari, vice-champion d'Europe U19 avec Bellanova, le bilan est ravageur : cinq ans de prêts avant son transfert définitif à Pescara cet été ; 38 fois sur le banc en Serie A avec le Milan, sans jamais jouer une minute. Lors de la saison 2013/2014, Riccardo Saponara, 23 ans, en provenance d’Empoli, n’avait été titularisé qu’à trois reprises, pour 243 minutes de jeu en sept matchs.

Plus éloquent encore est l’exemple de Patrick Cutrone, si performant lors de la saison 2017/2018, à 19 ans, avec ses 10 buts en 28 rencontres, dont 17 titularisations, qui ne fit que douze fois partie du onze titulaire la saison suivante, au moment où il eût été bienvenu de le soutenir, de l’épauler, et de favoriser son ascension si joliment amorcée.

 

Quel eût été le destin de ces joueurs s’ils avaient été progressivement et intelligemment intégrés à l’équipe première, dans le cadre d’un projet à long terme que la fin du vingtième siècle, si fructueuse pour les clubs italiens, permettait encore ? Dans quelle mesure le cadre spatio-temporel influe-t-il sur la carrière d’un joueur de football ? Si l’irréel du passé n’appelle aucune réponse catégorique et uniforme, l’histoire nous apprend que l’Italie a su faire croître ses enfants pendant un siècle, lorsque les quotas de joueurs nationaux l’y contraignaient. Nécessité a fait loi, et le palmarès des clubs italiens s'est étoffé. Il serait cruel de rappeler la dérégulation de décembre 1995, l’hubris subséquent des dirigeants, ou la place actuelle du football italien sur la scène européenne.

En revanche, la question du temps long doit inclure la problématique de l’à-propos, de l’opportunité. Il est bien naïf de lister les échecs ultérieurs de certains jeunes talents pour justifier leur exclusion, sans jamais s’interroger sur les disparités entre les performances en U17 / U19 et la déception qui s’ensuit parfois. De telles disparités étaient moins fréquentes au siècle dernier, d’où le questionnement légitime du système actuel. Les sélections de jeunes sont toujours performantes, donc il n’est pas inconsidéré de penser que le bât blesse au moment du passage à l’équipe première, au moment des 150 minutes de temps de jeu par saison, au moment où le jeune attaquant performant est relégué sur le banc, avant son transfert à l’étranger, qui entrave logiquement toute perspective de progression. L’image de la plante qui fane si elle n’est pas arrosée à temps n’est pas nouvelle en ces lieux, mais illustre toujours aussi bien le mal profond du football italien, qui ne prend même plus le temps de savoir ce que ses propres joueurs pourraient devenir dans un cadre propice à leur épanouissement.

 

Patience est requise pour construire un collectif. Ce truisme fait écho au paragraphe précédent, car l’exclusion rapide des jeunes talents italiens, souvent mal remplacés, rend nécessaire le rappel de principes élémentaires : les barrières linguistiques et culturelles s’érigent contre le concept de sport collectif. Si de tels obstacles ne sont pas insurmontables, est-il pour autant nécessaire de les accumuler ou de les systématiser ? La leçon de football n’a jamais été la même en Italie, en Angleterre ou en Espagne, et la joyeuse confusion propre au monde moderne n’est pas encore totalement parvenue à gommer les particularismes nationaux, les modes de vie, de pensée, les différentes écoles de formation, d’où sont issus nos jeunes, modelés pour jouer ensemble. Or, un collectif performant se développe sur le temps long, du centre de formation à l’équipe première. Dans cette optique, l’écrin national présente de sérieux atouts, trop souvent négligés par les dirigeants. Des joueurs issus du même centre de formation s’accorderont mieux que des joueurs issus de centres de formation différents, mais le socle culturel commun favorisera in fine la cohésion des talents. La culture procédant de la géographie, il est contreproductif d’éluder la question nationale, et d’importer massivement des talents étrangers chaque année, au détriment de ceux qui sont ici depuis toujours. Les résultats le démontrent, comme le désintérêt de nombreux supporters, qui s’éloignent peu à peu de clubs qui ne leur ressemblent plus, pour se concentrer sur l’équipe nationale.

 

De surcroît, le système de la préférence étrangère, accentué par le decreto crescità, incite plusieurs joueurs locaux à demander leur transfert très tôt. C’est ainsi que Bryan Cristante souhaita migrer vers Benfica, après avoir joué 149 minutes en Serie A lors de la saison 2013/2014. Muntari et Essien décevaient à chaque rencontre, mais le jeune Cristante n’eut jamais réellement une chance de prouver sa valeur, et la rumeur du recrutement d’un nouveau milieu de terrain au printemps 2014 favorisa la décision d’un jeune joueur désabusé, très conscient de son époque. De la même manière, Manuel Locatelli comprit très vite en juin 2018, que son temps de jeu, déjà amputé de 1000 minutes par rapport à la saison précédente au profit d’un Biglia fantomatique, serait réduit à néant. Aujourd’hui, Cristante et Locatelli jouent plus de trente matchs de Serie A par saison, et sont champions d’Europe en titre, comme Pessina.

Sandro Tonali, quant à lui, a joué trente-six rencontres de Serie A la saison dernière, dont trente-et-une comme titulaire. Pourtant, le Milan était prêt à s’en séparer en juin 2021, après l’avoir envoyé sur le banc au profit de Meite pendant quatre mois. Pour rester dans son club de cœur, le joueur proposa de réduire son salaire, et un accord fut trouvé avec Brescia pour réduire le coût du transfert définitif. Néanmoins, Tonali fut près de subir le même sort que Cutrone et les autres.

Il est coutume de dire qu’un bon chef d’entreprise commet une faute grave en perdant ses bons éléments. Malheureusement, avant de les perdre ou de les pousser au départ, les dirigeants milanistes n’ont jamais été conscients de la valeur de leurs jeunes talents, parce qu’ils ne s’y sont jamais vraiment intéressés. Rappelons toutefois que le phénomène n’est pas récent : en décembre 2006, Cafu donnait des signes de faiblesse sur l’aile droite de la défense milaniste, et Galliani dut dépenser 8 millions d’euros pour recruter Massimo Oddo, formé au club dans les années 90, et cédé pour 1 million au Hellas en 2000. En mai 2007, le Milan remporta sa septième ligue des champions, avec Oddo titulaire sur le côté droit.

 

Privilégier le temps long implique de prêter une attention particulière au recrutement de jeunes joueurs intégrables au collectif, dont il convient de déceler le talent très tôt. C’est la fonction du recruteur, qui doit repérer les joueurs avant que les médias n’en fassent des vedettes.

Les adeptes de la consommation instantanée prônent en général le recrutement mondialisé d’individualités confirmées, en éludant par dogmatisme les critères énoncés plus haut, et en insistant sur l’aspect financier : les joueurs locaux coûteraient trop cher. Penchons-nous donc sur les transferts de quelques champions d’Europe en titre, de 2006 à nos jours :

-             Chiellini, acheté 7,7m à la Fiorentina par la Juve en 2006.

-             Bonucci, acheté 10,5m au Genoa par Bari en 2009.

-             Verratti, acheté 12m à Pescara par le PSG en 2012.

-             Acerbi, acheté 4m au Chievo par le Milan en 2012, revendu au même prix l’année suivante.

-             Jorginho, acheté 9,5m au Hellas par le Napoli en 2013.

-             Berardi, acheté 10m à la Juve par Sassuolo en 2015.

-             Belotti, acheté 8,4m à Palerme par le Torino en 2015.

-             Immobile, acheté 9,45m à Séville par la Lazio en 2015.

En 2015, le Milan a recruté Luiz Adriano pour 8m et Carlos Bacca pour 30m.

 

-             Castrovilli, acheté 1,9m à Bari par la Fiorentina en 2017.

En 2017, après avoir vendu Pessina 1,78m à l’Atalanta, le Milan a recruté Musacchio 18m, Rodriguez 15m, Andre Silva 38m, Calhanoglu 21m, et Biglia 17m.

 

-             Di Lorenzo, acheté 8m à Empoli par le Napoli en 2019.

En 2019, le Milan a recruté Duarte pour 10m et Krunic pour 8m.

 

-             Barella, acheté 32,5m à Cagliari par l’Inter en 2020.

 

Ajoutons trois autres joueurs intéressants :

-             Giuseppe Rossi, acheté 10m à Manchester par Villareal en 2007.

-             Politano, acheté 8,10m à la Roma par Sassuolo en 2016.

En 2016, le Milan a recruté Gustavo Gomez pour 8,5m et Jose Sosa pour 7,5m

 

-             Zaniolo, acheté 4,5m à l’Inter par la Roma en 2018.

En 2018, le Milan a recruté Laxalt pour 14m et Castillejo pour 25m. Six mois plus tard, le duo Paquetà-Piatek arrivait pour plus de 73m.

 

L’argument du coût est donc bien fallacieux, à moins, bien sûr, que les clubs ne lorgnent les joueurs italiens qu’après leur première sélection chez les A, leur promotion médiatique et l’inflation qui s’ensuit. Le cas Zaniolo est, sur ce point, révélateur : estimé à 50 millions d’euros par la Roma cet été, il fut recruté pour 4,5 millions il y a quatre ans. Félicitations aux recruteurs romanisti qui avaient fait leur travail correctement, à temps. Davide Frattesi, international A, proposé au Milan cet été pour la juste somme de 30 millions d'euros, était bien plus abordable l'été dernier, mais le sera sans doute bien moins l'été prochain. Comment ne pas s'ébaubir lorsqu'un club qui a dépensé plus de 20 millions sur Calhanoglu ou sur Castillejo se permet de snobber un talent national comme Frattesi ?

 

 

Le football moderne tisse habilement sa toile : il fait table rase du passé, du patrimoine, et s’accommode des piètres résultats obtenus par des joueurs hors-sol, recrutés par des dirigeants hors-sol. Il ne s’encombre pas de matière première, à laquelle il privilégie des produits pas toujours finis, interchangeables, dont la valeur marchande est souvent plus élevée que la valeur sportive. En Italie particulièrement, l’immédiateté règne aux dépens du temps long, sous couvert d’un économisme peu convaincant, facilement réfutable.

Ce nouveau modèle, aujourd’hui quasi-hégémonique, ne tolère pas l’exception : même les courageux résistants des années 2000 ont fini par courber l’échine. Tous ces clubs avaient d’ailleurs succombé aux sirènes de la Superligue l’année dernière, avant d’être rappelés à l’ordre par leurs supporters, très majoritairement opposés au dévoiement du football européen. Une question de temps ?

Lire la suite