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Du football des nations

11 Juillet 2018 , Rédigé par R.Baggio

Le niveau est minable ; les grandes nations ne sont pas à la hauteur ; les ballons d’or sont éliminés.

Ainsi s’expriment de nombreux observateurs depuis quelques semaines à propos du Mondial russe. Nous décidons de laisser de côté les habituels commentaires russophobes qui jalonnent les articles bien-pensants, car notre intérêt se porte bien davantage sur le terrain et les quelques conclusions qu’il nous suggère, immanquablement liées aux idées développées sur ce blog depuis une dizaine d’années.

Par définition, une équipe nationale est un agrégat de talents nationaux, appelés pour porter haut les couleurs de leur pays, pour le représenter dignement, et lui faire honneur dans des compétitions qui passionnent le monde entier. Il semblerait donc logique que la cohésion collective d’une équipe nationale soit inférieure à ce qu’un entraîneur de club bâtit en plusieurs mois, plusieurs années parfois. Pour contourner cette difficulté, les sélectionneurs se sont de tout temps appuyés sur les ossatures des meilleurs clubs du pays, afin d’intégrer à leur équipe les automatismes préexistants. Par exemple, l’Italie 94 était bâtie sur le socle milanais champion d’Europe en titre ; l’Espagne 2008-2014 sur le canevas barcelonais, etc.

A cette constatation doit s’ajouter la cohésion culturelle qui liait les joueurs de chaque pays : en Italie, les écoles de football enseignaient à tous les mêmes valeurs, enracinées dans un patrimoine bien défini. Il y avait une école italienne du cynisme et de la défense, une école allemande de la rigueur, une école anglaise du fighting spirit. Ces concepts abstraits, que les mondialistes relativisent et dénigrent en les qualifiant de clichés ou de folklore, étaient pourtant concrètement déclinés en une série de préceptes inculqués aux aspirants footballeurs, développés en club et consacrés en sélection. Surtout, les amateurs de football savaient que les multiples identités de jeu transmises de génération en génération se confrontaient tous les deux ans, au rythme des compétitions internationales.

La conséquence positive du système d’alors était la compatibilité presque essentialiste de joueurs issus de clubs différents. La couleur locale était en réalité couleur nationale, et rassemblait joueurs, jeux et mentalités. Les collectifs étaient donc rodés, efficaces, agréables à regarder, mais ils affirmaient surtout une identité : une conception du football propre et consubstantielle à un territoire, une langue, une histoire, une culture, un peuple, une nation. Le but était de prouver que le football de son pays prévalait sur ceux pratiqués par les adversaires. En somme, c’était une transposition au sport des multiples conflits des siècles passés.

Ce mondial démontre un peu plus encore que les précédents à quel point la mondialisation des clubs a tué le football des nations. L’Italie pas qualifiée, l’Allemagne humiliée, l’Espagne balayée : les trois derniers champions sont à différents degrés d’agonie. Il suffit de regarder l’effectif actuel du Barça champion d’Espagne ou de la Juve championne d’Italie pour en comprendre les causes. Même constatation chez leurs dauphins d’ailleurs : les autochtones sont bien rares. Sans matière première, les sélectionneurs nationaux peinent à reconstituer les associations d’antan, à l’heure où la formation et les identités de jeu s’aseptisent. Même le Brésil et l’Argentine apparaissent dénaturés.

Il est assez ironique de retrouver les Three Lions à un stade avancé d'une compétition, pour la première fois depuis 1996. Serait-ce la conséquence de la homegrown player rule, de l’ingéniosité de Southgate, ou simplement d’un tirage au sort avantageux ? Un point ne fait pas débat : hormis Pickford, les titulaires jouent tous dans le Big Four. Les Anglais, précurseurs du football moderne, cosmopolite et mondialisé à la fin des années 90, retrouveraient-ils la voie de la raison, fortement motivés par les contraintes liées à l’application prochaine du Brexit ? Autre ironie savoureuse : alors que la sélection anglaise a officiellement pris ses distances avec le kick and rush traditionnel, elle est toujours aussi dominatrice et décisive dans le secteur aérien, comme s’il était impossible de gommer certaines aspérités.

Finalement, la faillite des grandes nations de football a permis à d’autres, peu habituées aux quarts de finale, de se mettre en évidence : des petits pays comme la Belgique et la Croatie auront vendu chèrement leur peau. L’équipe d’Uruguay, privée de son meilleur joueur et de la lucidité de son gardien, aura tenu tête à la France. Enfin, la Russie, malgré des limites techniques évidentes, est passée près de la demi-finale. Des joueurs plus ou moins talentueux, mais surtout dévoués à la cause nationale, auront, avec leurs armes, tenu tête aux ténors du football.

Malgré ces transformations à marche forcée, une certitude demeure : les audiences d’une coupe du monde écrasent toujours celles des compétitions de club. La ferveur populaire n’a jamais quitté l’équipe nationale, quel qu’en soit le niveau. À l’heure où les résultats des élections dans la plupart des pays d’Europe réaffirment la prédominance de l’identité nationale sur toute autre considération, le football n’est que la vitrine des dichotomies peuple/élite, patriotisme/mondialisme, consommateur/citoyen. Les tentatives plus ou moins heureuses de contourner le carcan bruxellois – homegrown player rule en Angleterre, loi Tavecchio en Italie – ne sont que les prémices du ré-enracinement des peuples, qui aspirent à se réapproprier leur identité. Sans doute dans quelques années retrouverons-nous un football des nations à l’image des nations. C’est le sens enthousiasmant de l’histoire.

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